Le film était séduisant, incernable – comme lui, avec ce prénom de prince de légendes, Djamshed, et ce patronyme d’apparatchik, qu’en français on ne sait toujours pas écrire de manière assurée – Usmanov, Usmonov, Ousmanov. Il y avait un message venu de loin, chuchoté par un des grands sages qui veillent sur le cinéma du monde, Naum Kleiman, à Moscou, et qui disait : « regardez bien ce qu’il fera, celui-là. C’est un sauvage, mais… »
Un salut au prince Djamshed par Jean-Michel Frodon
Il était grand, il était beau, il était comme un fantôme, mais de quoi ? Il vient d’un pays que non seulement moins d’un pour cent de la population française est capable de situer sur une carte, mais dont on n’a aucune image – ni au cinéma, ni à la télévision, ni dans la presse -, à peine de temps en temps de vagues rumeurs de confins en feu, de rixes sanglantes entre d’incompréhensibles factions, mêlées à des réminiscences (Kessel ?) et à des assonances (en Afghanistan, c’est aussi des Tadjiks ?). Il y avait eu un premier film – pas son premier, mais le premier qu’il fut donné aux cinéphiles occidentaux de découvrir, d’un festival l’autre – Le Vol de l’abeille. « Son » film ? Ce n’est pas évident. Cosigné avec un réalisateur coréen, Min Biong-hun, il se passait dans un village d’Asie centrale, évoquait les mémoires divergentes du grand cinéma soviétique et du jeune cinéma extrême-oriental. Le film était séduisant, incernable – comme lui, avec ce prénom de prince de légendes, Djamshed, et ce patronyme d’apparatchik, qu’en français on ne sait toujours pas écrire de manière assurée – Usmanov, Usmonov, Ousmanov. Il y avait un message venu de loin, chuchoté par un des grands sages qui veillent sur le cinéma du monde, Naum Kleiman, à Moscou, et qui disait : « regardez bien ce qu’il fera, celui-là. C’est un sauvage, mais… »
Pas sauvage du tout, on le découvrait habitant en banlieue parisienne, marié à une Française, et même en smoking cannois, retranché derrière un sourire quand même un peu trop grand, un peu trop carnassier. La rencontre, plus tard, avec le premier moyen métrage, Le Puits, n’éclaircissait rien, ajoutait une touche d’humour ravageur, grotesque, ni lui ni ses films n’entraient dans les catégories connues. Pourtant, ils étaient un peu sages, ces films, un peu trop « héritiers », fut-ce de plusieurs traditions cinématographiques. Pas à la mesure de ce « corps étrange » qu’on découvrait cette fois sur le grand écran, projection imaginaire et somnambulique d’un autre cinéaste, Darejan Omirbaev, dans son propre film, La Route, mais présence bien à lui, Djamshed : quelque chose de félin, de dangereux peut-être, quelque chose de fier et de guerrier, une élégance de danseur, et une ombre en arrière-plan, une présence sombre tapie dans les silences, les moments d’immobilité.
Et puis on a vu, on a compris. On a vu quoi ? L’Ange de l’épaule droite. Un film accompli, intense, drôle, terriblement concret et habité par le temps et l’esprit. On a vu un lieu, on a vu une maison, une lumière, un faisceau de projecteur de cinéma, un coup de fil au bon dieu, un corps d’homme fort et dur, le désir, l’enfance et la mère, la loi et sa transgression. Djamshed Usmonov n’était plus un fantôme, il n’était plus l’héritier de trop d’influences et de trop d’ombres paternelles. On a compris : il était, il est un cinéaste.
Jean-Michel Frodon
Traduction : Kathleen Gray
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